
Impressions de la retraite, mais en débordement.
Voici donc ce que j’ai retenu de la retraite sur Brésillac que Renzo Mandirola nous a faite à Reinacker d’une façon tout à fait intéressante. En fait, je suis sorti de cette retraite envahi par un amas de questions. J’ai découvert…
- une méthode positive de pédagogie interactive : tous impliqués parce que tous interpellés ;
- une plage pour la lecture et la situation dans l’évangile et à partir de l’Écriture ;
- une autre plage pour la connaissance, ou mieux la reconnaissance de la vie et surtout de la personnalité de Brésillac… donc un appel à la lecture ;
- et enfin, un créneau de réflexion et d’application personnelles.
Une retraite au GPS, en somme, qui indique des pistes à suivre laissées ouvertes… Quelques échantillonnages seraient à fournir. Hélàs ! Je ne sais pas prendre de notes sans amplifier ce qui est dit. Alors on me dit : « Tu bavardes ! ». Oui ! Je bavarde pour me découvrir, comme Brésillac écrivait pour mieux se comprendre.
Mais ce que j’ai vraiment découvert, c’est qu’il était confronté en permanence à des défis personnels, existentiels et essentiels. Il y allait de sa foi, de sa vocation et de son appel à la mission, comme de sa raison et de son cœur.
A regarder ainsi sa vie on peut dire qu’il aura vécu dans une tension permanente et multiforme. La tension initiale se manifeste entre l’appel à la mission et l’opposition de son père, face à sa foi et à son respect filial. Le même appel a été vécu autrement envers sa mère, où il n’y va plus d’un simple respect mais de l’amour profond qu’il portait à sa mère et à sa famille. C’est le départ qui l’emportera dans la déchirure, par fidélité à la mission.
Il y eut ensuite la tension de la découverte sur place, en Inde, de la vie missionnaire et de ses objectifs et méthodes. Il avait de la peine à admettre une mission qu’il trouvait peu digne du peuple indien et de voir rejetée celle qu’il proposait lui-même. Sa conviction lui dit néanmoins : il faut changer le style missionnaire, à la fois pour la formation des prêtres indiens et pour atteindre les castes « aristocratiquement » fermées, mais surtout pour rencontrer le peuple à l’abandon, n’ayant pas trouvé un vrai sens à sa vie ni à sa culture. Et cela est toujours vrai.
Une fois évêque, il pensera toujours la mission autrement que ses frères et se sentira mal à l’aise dans son questionnement profond. Voici comment il dialoguait avec lui-même entre sa raison, sa foi et son cœur : « Ma raison ne peut admettre ces méthodes missionnaires inadaptées et ma foi en souffre donc… Je dois partir et les quitter, et pourtant je les aimais (cœur)... Une situation qui rappelle celle de son départ au commencement de sa vie missionnaire, lorsqu’il a laissé sa famille. Voici le texte [1] : « J’ai cru que j’agirais contre ma conscience, en concourant à des actes d’une administration qui me paraît évidemment désastreuse, et en tolérant des pratiques que nous pourrions peut-être purger de toute erreur, mais qui, dans l’ensemble des circonstances actuelles, ne me paraissent pas exemptes de superstition. Il m’était donc impossible de laisser mes convictions ; mais il m’était possible de céder mon poste, et je l’ai fait. Je l’ai fait sous forme de sacrifice, contre mes intérêts de toute nature, et contre les réclamations de mon cœur ; ce qui me fait espérer, ô mon Dieu, que si je me suis trompé, c’est une erreur de jugement et pas de volonté. Si mon esprit s’est dévoyé, mon cœur est innocent. »
Il y eut la tension entre le fondateur impatient de partir et l’organisation de l’œuvre [2]. Là encore il s’arrache, tout en confiant au P. Planque la Société à organiser.
Et finalement, dernière tension et dernier arrachement vital, à Freetown où il voit la mort lui ravir à la fois ses compagnons et son projet de vie missionnaire.
Je pense que la personne de Brésillac a ainsi vécu d’une façon permanente sous haute « tension », entre sa foi, sa raison et son cœur. Pourquoi ? Parce qu’il est plus vertical qu’horizontal, plus enraciné dans un ministère que dans une course vers un « ailleurs ». Pourtant, il a beaucoup écrit ; l’écriture, c’était son miroir, son autre lui-même, où sans cesse il fait le point sur sa vie dans un incessant dialogue interne entre sa raison, son cœur et sa foi. C’est un besoin vital dont il ne peut se passer.
Il était de son temps et néanmoins en avance, déjà moderne et préoccupé par ce que l’on appellera, bien plus tard, l’humanisme et l’inculturation. Il s’inscrira, dans l’esprit de son époque, dans la lignée de ces écrivains du XIXe siècle qui, comme Balzac, Stendhal ou Flaubert, étaient des humanistes désireux de connaître l’homme et de le sonder face à son destin. Comme lui, et à leur manière, ce sont les témoins d’une société réelle dont ils ont retranscrit dans leurs écrits les pulsions et les aventures devant le tragique de leur destinée. De plus, ne peut-on pas dire de cet homme tourmenté, en questionnement permanent, qu’il est bien du siècle de Freud ? Celui-ci, le premier, scruta le « moi » dans son subconscient avec ses contradictions et ses pulsions, alors que Pascal, au XVIIe siècle, trouvait ce moi « haïssable ». Et Brésillac n’était-il pas également du siècle de Marx, qui dénonça les abus de l’industrialisation par le capital naissant, exploiteur du travailleur et devint ainsi le nouveau paria (dahlit) de l’Europe ?
J’avoue, après cette retraite, que plus que jamais Brésillac reste pour moi un mystère dans son comportement, ses décisions et ses options, dans sa foi et dans la complexité de sa personne. Il reste tant de pourquoi ? dans sa vie ! Je le trouve pourtant fascinant comme funambule entre ciel et terre, en équilibre instable entre lui-même et l’autre, entre sa mission et la réalité de son monde, se balançant entre foi et raison.
Tout cela suffit largement pour le présenter comme référence spirituelle d’une vie intérieure vraie, parce qu’humaine et chrétienne. Et tant pis si l’élévation sur les autels tarde à venir. Car Dieu « connaît », et sans doute l’historien aussi, mais l’Église hésite en attendant un éventuel « miracle ».
J’aime cette gageure, ce défi. Tu veux être canonisé ? Alors fais un miracle ! Si tu n’en fais pas, c’est que tu ne veux pas ou ne peux l’être. Nous sommes ainsi de retour à la rencontre du malade avec le Jésus des évangiles qui, invariablement, pose la question : « veux-tu être guéri ? » C’est là un étrange jeu relationnel. Vous me direz que la question ne se pose pas de cette façon. Mais si, au contraire, elle se pose ! Il y va en effet de la collaboration entre le Messie et son frère malade : les deux doivent se guérir et s’ouvrir pour se rencontrer vraiment.
En lisant tout cela, mon frère Renzo va s’arracher les cheveux et mon ami Semplicio, le promoteur, va chercher quelques gros galets pour me lapider illico prestissimo ! Et ils vont me dire : « Mà ferma tu la machina ! » Ce n’était toutefois que le point de vue d’un béotien. Un béotien ignorant – j’en conviens – mais un béotien intéressé !