
par Marcel Schneider
3e partie, suite et fin [1].
Les fruits du synode
Quand Mgr Bonnand avait lancé le synode, il avait formulé le vœu que cette réunion « fasse époque, et dans notre vicariat, et dans les annales des Missions Etrangères [2] ». Luquet rédige les conclusions. Il part le 27 juin 1844 pour les exposer à la fois au séminaire des MEP et à Rome. Les directeurs parisiens avancent des objections par rapport aux divisions ecclésiastiques proposées. Luquet retravaille son rapport et se rend à Rome. Les Cardinaux, en congrégation générale, décident le 17 février 1845 de diviser le vicariat apostolique de Coromandel en trois missions : Pondichéry, Mysore, Coimbatore. Mysore est confié à Charbonnaux, Coimbatore est confié à Brésillac.
Lettre à sa mère 3 mai 1846 [3]
« Et en effet, voilà qu’une nouvelle victoire a fait sortir de la Sacrée Congrégation et approuver par le Saint-Père une instruction à tous les évêques missionnaires du monde pour les engager à travailler fortement et efficacement à la formation d’un clergé indigène et à la multiplication des évêques ; et en même temps, tous les vicariats apostoliques de l’Inde ont été divisés : celui de Calcutta en deux, celui de Madras en trois, celui de Pondichéry en trois, celui de Verapoly en deux ou trois, celui d’Agra en deux, celui de Bombay en deux à ce que je crois. Enfin, un évêque va être nommé même dans la mission des Jésuites du Maduré. Mais la gloire de tout cela (est due ?) à Mgr Luquet, moi je ne fais guère que le soutenir de mon (mieux ?) et de quelques lettres. »
Au-delà de la division des vicariats apostoliques, où l’entregent de Luquet a fait merveille, Brésillac accueille l’instruction à tous les évêques missionnaires du monde comme « une victoire ». Jean Comby, professeur à la faculté théologique de Lyon, souligne l’impact de Luquet dans l’instruction de 1845 Neminem profecto, « inspirée en partie par Mgr Luquet, des MEP, ami de Brésillac » et signée par le cardinal Fransoni, préfet de la Propagande.
De fait, Neminem profecto s’appuie sur les « délibérations du concile de Pondichéry » pour « ordonner les décisions suivantes : » (…) Je vous livre quelques orientations majeures [4]. « Ils (les supérieurs des missions) devront (…) apporter un soin et un zèle extrême, puisque c’est là le point principal de leurs devoirs, à choisir des sujets parmi les chrétiens indigènes, ou parmi les naturels de ces contrées pour en former des clercs éprouvés qu’ils admettront à la prêtrise. » (…) Les lévites indigènes devront être soigneusement formés dans la science et la piété. (…) On devra rejeter et abolir tout à fait l’usage de réduire les prêtres indigènes à la condition justement odieuse de n’être qu’un clergé auxiliaire. »
Le préfet de la Propagande saura récompenser le travail de Luquet en le nommant évêque coadjuteur de Mgr Bonnand. Il est sacré à Rome le 8 septembre 1845. La nouvelle des nominations de Luquet et de Brésillac, le 6 mai 1845, résonne à Pondichéry comme un coup de tonnerre. Luquet a brûlé la priorité en se passant de l’avis de Mgr Bonnand ; il a brûlé la politesse à quelques « anciens » qui attendaient une promotion épiscopale. Aux yeux des confrères, Brésillac est un usurpateur, adoubé par son ami Luquet ; il a 33 ans. Si Mgr Bonnand a été pris de vitesse, c’est qu’il y avait, selon les mots de Luquet, « periculum in mora », péril en la demeure. Il fallait court-circuiter les Jésuites, qui lorgnaient sur le siège de Coimbatore, d’autant plus que la mission située au sud du fleuve Cauvery leur était destinée.
Le pro-vicariat apostolique de Coimbatore en 1846
La Province du Coimbatore (…), la plus petite et la plus pauvre de toutes, renferme cependant près de 20 000 chrétiens sur une étendue d’environ 110 à 120 milles de diamètre, soit 175 à 192 km. Ces chrétiens sont presque tous laboureurs ou tisserands, pauvres et depuis quelques années presque dans la misère.
Brésillac va s’établir à Karrumathampatty, centre de pèlerinage réputé qui remonterait à 1640 d’après le Jésuite Constant Joseph Beschi (1680-1747). Les chrétiens de la caste des tisserands auraient migré de Mangalore vers Karrumathampatty pour s’y établir définitivement. L’attractivité de Karrumathampatty était réelle, avec son église « servant de centre à une foule de petites chrétientés environnantes », avec la fête du Rosaire, connue comme « la plus belle fête chrétienne de ces contrées ». Brésillac en avait fait l’expérience en 1843 [5] : « L’église ne désemplit pas de toute la matinée et, comme elle ne suffisait pas pour contenir les fidèles, un grand « pandel » avait été construit devant la porte, où plus de cinq cents personnes étaient continuellement agenouillés. » En choisissant de se faire sacrer le dimanche 4 octobre 1846, Brésillac inscrit sa mission dans la culture locale, dans la fête, la fête du saint Rosaire.
Brésillac devra gérer la pauvreté.
Un essai de la main de G. Theresa, en avril 2003, rend compte de la situation du diocèse de Coimbatore. Le diocèse compte 12 000 catholiques, 7 écoles, 10 districts, 50 églises (les trois quarts en dur et le reste des huttes). Ni orphelinats, ni couvents. Il est desservi par quatre missionnaires : le Père Pacreau, le Père Metral, le Père Barot et le Père Laugier.
Et oui, il faudra faire des prêtres. Une priorité ! « Ils sont dix (séminaristes) en ce moment, n’ayant qu’une chambre fort peu large pour coucher, prendre les repas, et faire la classe (…) » Cinq seront tonsurés en 1849 ; ils seront « les piliers du clergé indien de Coimbatore » : Arulappan, Saverimuthu, Rayappan, Anthonymuthu et Gnanaprakasam (Aloysius). Les deux premiers prêtres du diocèse de Coimbatore seront le Père Arul en 1857, fils de parents hindous de Coimbatore, et le Père Saveri de Murugampalayam en 1858. Ils appartiennent à la caste des tisserands. Faut-il préciser que, de 1862 à la fin du siècle, seuls 7 seront prêtres. Le clergé autochtone est tombé en panne avec le départ de Brésillac à la fin de 1853.
Dans cet espace contrôlé par l’impérialisme britannique, Brésillac vit l’exploitation en direct. Quand il accuse « les derniers occupants de l’Inde du crime de spoliation et de lèse-majesté », il nous livre un jugement qui n’a rien d’excessif. Il est en première ligne pour constater les méfaits de la déforestation et de la désindustrialisation. « La véritable cause de ce malheur est la concurrence des toiles faites en Europe. Les commerçants achètent du coton en masse, le portent en Angleterre, confectionnent là des toiles beaucoup plus belles que celles de nos pauvres Indiens, les rapportent et peuvent les donner à un prix relativement moindre, ou au moins pas plus élevé, que ces pauvres gens. Le malheur est irréparable, car les Européens n’abandonneront pas ce commerce, au moins tant que les mers seront libres. » Brésillac n’a pas été un « convertisseur d’âmes », mais un promoteur de dignité humaine.
Conclusion
Un éclairage sur sa personnalité peut nous être donné par sa devise épiscopale, « lumen rectis » , tirée du Psaume 112 : « Lumière des cœurs droits, il s’est levé dans les ténèbres, homme de justice, de tendresse et de pitié. » Droiture, rectitude, orthodoxie, autant de synonymes qui mettent en lumière son engagement pour la mission. Le sextant sera son doudou, son objet transitionnel qui va le relier aux cieux et aux étoiles. Il a été son compagnon de route, sur terre et sur mer. Les lettres à son père du 16 juin 1842 et du 29 juin 1842 nous donnent les latitudes et les longitudes de sa position en mer. Il accepte de se laisser suivre à la trace parce qu’il n’a rien à cacher : Lettre du 16 juin 1842, latitude 36°50’, longitude 19°45 O ; Lettre du 29 juin 1842, latitude 30°10’, longitude 53°40’.
De la droiture jusqu’à l’excès ne vous exempte pas de scrupules ; de la rigueur jusqu’à la rigidité ne vous libère pas des tensions ; et la conscience droite ne vous préserve pas de l’isolement. Son dialogue permanent avec Dieu ne l’a pas empêché d’avoir un dialogue difficile avec les hommes. « Il pourrait bien se faire que le bon Dieu, dont les adorables décrets sont impénétrables, ne voulût pas encore la catholisation de ces contrées. »
« Le système social indien a constitué l’un des obstacles les plus importants à la propagation du christianisme [6]. » Le christianisme aurait-il eu une approche trop frontale et trop totalitaire ? Brésillac en avait une autre, celle d’un « rebelle »… Tout n’était pas à jeter ! « Au lieu d’arracher l’arbre, séparer tout doucement l’écorce parasite qui le dévore, et qui, une fois rejetée, permettra à l’arbre de porter des fruits indigènes bien meilleurs que ceux de cet arbre exotique qu’on voudrait lui substituer. »
Lui-même portait haut, sans doute à son insu, les valeurs hindoues du saranagati, le renoncement total, du viveka, faire le bon choix, du pratiyahara, la maîtrise des sens, et du svadhyaya, la contemplation des Écritures.
Sans doute l’inculturation n’était-elle pas dans l’air/ère du temps. De plus, sa nature ne l’inclinait pas à prendre des libertés. Je laisse Martin Pradère conclure [7] : « Le processus d’inculturation est toujours délicat, et cela pour deux raisons : tout d’abord, il touche à un point sensible, à savoir le rapport privilégié, et affectivement chargé, que chacun d’entre nous entretient avec sa propre culture. D’autre part, il repose sur la connaissance et l’évaluation des diverses composantes de chaque culture. Or cette appréciation n’est pas évidente, non seulement à cause de la complexité et du caractère évolutif de toute culture, mais aussi du fait de la difficulté d’apprécier objectivement la valeur de telle ou telle institution au regard de l’Évangile. »