
par Jean-Pierre Frey
Il y eut un concile et il y a le pape François. Et surgissent des questions concernant l’Eglise au quotidien d’aujourd’hui.
Toute la dynamique de l’évangile est là. Jésus est venu pour porter la loi et les prophètes à leur accomplissement, par son enseignement et son agir de miséricorde d’abord, et par sa mort et sa résurrection ensuite. La nouvelle alliance « accomplit » ainsi l’ancienne. Il y a pourtant une limite à cet accomplissement, une rupture. On nous a dit en effet que la dynamique de l’accomplissement s’est tarie et s’est arrêtée avec la mort du dernier des témoins historiques [1] qui ont vu et qui ont cru.
Depuis ce moment, c’est l’Église seule qui décide de ce qu’il faut accomplir et de ce qu’il faut éliminer, de ce qui est orthodoxe et de ce qui est hérétique. Je crois que l’on appelle cela le « pouvoir des clefs ». Mais alors, dans ce cas, on ne ferait que répéter ce que les anciens ont vu, vécu et établi ? Cela deviendrait un enseignement répétitif et une gestuelle quasi mécanique.
C’est exactement ce que les 613 règles dites « rabbiniques [2] » ont fait. Elles ont ainsi figé la vraie tradition et imposé au peuple tout un ensemble de « pesants fardeaux inutiles [3] », comme Jésus les a appelés : par exemple le rituel de la purification des plats et des mains, celui qui immobilise le « sabbat [4] » au lieu de le libérer afin de louer Dieu librement pour sa création et la libération d’Egypte… Tous ces interdits ont enfermé la Loi dans un ensemble de contraintes. Jésus s’est violemment opposé à ces règles rabbiniques qui figent le croyant dans une gestuelle vide et oppressive.
Le geste permis et le geste interdit de la vie juive ont ainsi transité dans l’Église qui, elle aussi, a fixé très tôt le permis et le défendu, le profane et le sacré [5], l’orthodoxie et l’hérésie.
Il semble toutefois que beaucoup de règles soient tombées en désuétude dans l’esprit postconciliaire qui a clarifié et rendu désuets (obsolètes) tout un ensemble d’interdits liturgiques et juridiques, et ceci jusque dans les pratiques de la sphère pastorale. On regarde cela aujourd’hui comme un ensemble de gestes et de canons tout-à-fait littéral et extérieur, un handicap en somme. Dans ce domaine, qui plus est, les « dispenses » sont réservées à la cléricature de haut rang.
Or, si l’on veut redynamiser l’Église (nouvelle évangélisation), il faut retrouver l’esprit des évangiles et des écrits concernant la vie et la pratique des diverses communautés des deux premiers siècles. Et retrouver le sens biblique du peuple de Dieu, corps du Christ et Église.
Ainsi, Pierre nous dit [6] : Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu, qui n’obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde.
Le chrétien d’aujourd’hui, qui a une réelle formation, a du mal a accepter ces règles et ces canons. La marmite bout. Cela est surtout sûr pour beaucoup d’agents pastoraux, comme on les appelle maintenant, qui participent plus que tout autre au pouvoir prophétique du peuple de Dieu [7]. Ils aimeraient revenir à une gestuelle beaucoup plus simple, à un enseignement plus proche de l’évangile, donc plus authentique, et à des règles beaucoup plus souples.
Ces gens-là ne sont-ils pas l’incontournable expression de ce que l’on a appelé la « vox populi », l’attente d’un peuple en recherche et en quête qui, par moment, semble désemparé ? Est-ce que la parole de Jésus misereor super turbam [8] ne s’adresse pas avant tout à « ces petits [9] », comme les appelle l’évangile, pour en faire la vraie « vox Dei » ?
François l’a compris et simplifie tant qu’il peut mais il se sent limité face aux loups [10].
Se pose ainsi une double question. Premièrement, peut-on encore arrêter ce mouvement ou ce courant de simplification issu du concile Vatican II si l’on ne veut pas jeter nos frères chrétiens dans l’indifférence ? Ensuite, pour beaucoup de fidèles, et surtout d’agents pastoraux, quel est finalement le dernier référent ? Or, il se trouve que le dernier référent est le « premier », à savoir Jésus le maître, dans son évangile qui est souvent le fruit d’une longue méditation et de la pratique orale des communautés premières. Il faut donc relire notre enseignement et notre comportement dans un vrai contexte évangélique.
Qu’a fait Jésus devant le Temple ? Et que ferait-il aujourd’hui face au même Temple, qui s’appelle Église, lui « le maître du Sabbat » ? Il a dit maintes fois aux gens du Temple : vous ne respectez pas la dynamique de la Tora transmise par vos Pères. Vous avez muselé la parole de Dieu héritée de vos anciens en l’alourdissant de pesants fardeaux. Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais pour accomplir ce que vos Pères ont dit et enseigné et promis.
Cela suppose naturellement une éducation vers un élargissement, bien que l’on puisse se demander si l’on n’a pas déjà trop « rétréci » ce que nous dit l’Écriture. Il faut ainsi citer deux exemples pris dans le Nouveau Testament d’où surgissent notre questionnement et notre point de vue.
« Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », dit le Seigneur [11]. Luc nous dit : ils le reconnurent à la fraction du pain [12]. Certes, auparavant leur cœur était brûlant. Mais c’était avant ! Le fait est que le Christ n’est réellement présent que par et dans la fraction du pain [13], et que n’importe quel baptisé peut accomplir ce geste au nom de sa consécration baptismale et de son intégration dans un peuple sacerdotal de prophètes et de rois – donc adulte et responsable.
On lit dans les Actes des Apôtre [14] : Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. Et plus loin [15] : Unanimes, ils se rendaient chaque jour assidûment au temple ; ils rompaient le pain à domicile, prenant leur nourriture dans l’allégresse et la simplicité de cœur.
C’est donc la communauté réunie en son nom qui « célèbre sa présence » et son mémorial lors de ces rencontres [16]. Est-ce aller trop loin, ou simplement rester fidèle à l’esprit évangélique ? Pour corroborer cela, on peut citer ce qui s’est fait à Jérusalem dans la communauté du lendemain de la Pentecôte : en bons juifs, ils allèrent faire les prières prescrites au Temple avec les autres juifs et, de retour à la maison, ils célébrèrent le mémorial de la « fraction » en famille – une eucharistie domestique [17] en somme dès le début de la communauté.
Accomplir n’est pas restreindre, mais l’Église, comme toujours, a peur de l’abus par manque de foi en la présence de l’Esprit de la Pentecôte et par excès de cléricalisme.
Un autre fait, parmi beaucoup d’autres en rapport avec cette dynamique d’accomplissement du royaume , est précisé par Jésus : celui qui donne un morceau de pain à l’un de ces petits en mon nom [18], ou celui qui vêt le pauvre et offre l’hospitalité [19], « accomplit » le royaume. Nous serons jugés sur ces gestes, et apparemment sur rien d’autre car ainsi s’accomplit le royaume selon les évangiles.
APPENDICE [20]
Luc 24, 35 : Et eux racontèrent ce qui s’était passé sur la route et comment ils l’avaient reconnu à la fraction du pain.
Actes 20, 7 et 11 : Le premier jour de la semaine, alors que nous étions réunis pour rompre le pain, Paul, qui devait partir le lendemain, adressait la parole aux frères et il avait prolongé l’entretien jusque vers minuit. Une fois remonté, Paul a rompu le pain et a mangé ; puis il a prolongé l’entretien jusqu’à l’aube et alors il s’en est allé.
Il y aurait encore des choses à ajouter et à proposer pour un partage. Car accomplir, c’est plus que compléter. C’est aller dans une vraie dynamique vers la plénitude de l’Écriture, en découvrant les signes du Royaume et en étant le premier de ces signes !