
par Jean-Pierre Frey
Réflexion à l’occasion des textes du 31e D TO C
Actuellement, sur certains lieux de travail, se multiplient, semble-t-il, ce que l’on appelle les collectifs alternatifs ou participatifs [1]. Dans ces groupes, au lieu d’affirmer son « je » et son plan de carrière, on veut vivre autrement et simplement créer un « nous » qui s’ouvre sur l’autre pour partager une convivialité plus humaine au milieu de la pénibilité du travail. Un compagnonnage qui valorise le travail fourni au lieu de le monnayer âprement. Par ailleurs, des personnes se réunissent et créent des associations dans un but commun non lucratif, ce qui est considéré comme une noble cause, selon le terme courant.
En fait, cela répond à une ancienne démarche que les prophètes avaient déjà inaugurée et que Jésus a pratiqué couramment lors de ses déplacements : le choix du disciple, « Toi suis-moi ». On pourrait mettre ainsi dans la bouche de Pierre et des autres ces paroles : « J’ai » rencontré Jésus et il m’a dit « suis-moi », et voici qu’avec lui « je » suis devenu « nous » ; désormais, « nous » faisons route ensemble sur le même chemin, vers le même objectif de notre mission qui est de « servir » ensemble. On peut dire qu’ils ont ainsi créé un collectif de participation appelé « une communauté ». Une communauté du partage de la parole et du pain rompu, comme nous diront les Actes des Apôtres [2] en parlant des premières communautés : « ils mirent tout en commun »… afin que vous soyez « un », comme a dit Jean. C’est le premier appel à vivre en communauté fraternelle comme signe de la nouvelle alliance et du royaume.
Beaucoup de nos contemporains n’attendent pas autre chose de nous qu’une vraie communauté associative où le « je » serait devenu « nous », et non pas d’abord un consortium liturgique ou canonique avec ses rites et ses règles trop rigides. C’est ce qui explique la popularité de François le pape. En toute simplicité il va vers chacun. Seulement voilà, nous ne savons plus communiquer ni partager nos options parce que notre vision sur la société est trop égocentrique, trop négative et trop complexe. En plus, nous ne savons plus nous inviter chez ceux que nous aimerions contacter, comme Jésus l’a fait avec Zachée en faisant fi des qu’en-dira-t-on et des commérages, comme il l’avait déjà fait par ailleurs avec la femme de Samarie.
Il s’était assis sur la margelle du puits. Or, dans la culture locale, le puits était réservé aux femmes qui venaient puiser leur eau et n’était pas du tout un endroit approprié pour un homme. Le thème de l’eau était tout trouvé… Ou comme Jésus le fit encore avec la femme adultère : en bon avocat, il a retourné l’argument qui condamnait la femme en un argument qui la libérait. Il faut du courage, et on en manque souvent. C’est pourtant cela, la vraie communication. Il faut entrer dans la vie de l’autre sans le bousculer, mais avec un tantinet de provocation.
Jésus savait communiquer parce qu’il donnait priorité à l’homme ou la femme sur les prescriptions théoriques de la loi. Aujourd’hui, on dirait : face à la théologie du Temple, il affiche une anthropologie humaniste et réaliste… Ce n’était pas au Temple, trop restrictif et trop compliqué, qu’il voulait amener l’homme, mais au matin de Pâques, comme symbole absolu de la libération pour un nouveau départ. C’est là qu’il a crée, dans l’Esprit, le lien de la reconnaissance et de la collaboration : « va ! », dit-il à Madeleine ; et l’évangile attribué à de Jean : « il vit et il crut » ; et à Thomas il dit encore : « heureux celui qui croit sans voir »… Par-dessus tout, il retourne les deux gaillards en route vers Emmaüs par la fraction du pain, après leur avoir réchauffé le cœur par sa parole pour mieux les orienter, eux aussi, vers la matin pascal qui éclairera leur vie. Il les sortira de la nuit d’Emmaüs. Tout cela fait déjà pas mal de bousculades…
Au bout de cette année de la miséricorde, franchement, on aura sans doute muselé le péché par la miséricorde mais j’attendais plus. J’aurais attendu un geste de libération de l’Église qui fasse passer non pas la porte sainte, pour une indulgence facile, mais la porte étroite pour accueillir enfin les divorcés et autres pèlerins, ou pour découvrir un rush de volontaires prêts à loger enfin les migrants… et même dans nos sacristies, s’il le fallait ! Naturellement, c’est risqué, mais monter à Jérusalem au milieu des conflits ambiants et des zélotes comme Judas, ça l’était également pour Jésus. Il a pourtant osé. Et cela lui a coûté la vie.
Par ailleurs, je ne peux toujours pas dire à ces divorcés de bonne volonté que je les accueillerai enfin librement au partage du pain en leur proposant une vraie rencontre avec Jésus, comme ce fut le cas avec la Samaritaine ou la Cananéenne. Car, dans leur solitude et dans leur appartement vide, avec qui ont-ils encore l’occasion de partager le pain, puisqu’on les a privé en outre de la garde des enfants ? Alors que le Christ les appelle avec ses portes toutes grande ouvertes ! On a élevé des barricades séculairement légales qui semblent humainement infranchissables.
De sorte que si je lorgne vers la sortie, je ne la vois pas entrer, cette miséricorde sociale, elle est trop légale. Le droit étouffe la miséricorde qu’on a trop facilement déguisée en dévotion. Avec Jésus, c’était le contraire : c’était par la miséricorde qu’il faisait taire la loi pour l’accomplir. Fides quaerens intellectum : voilà, c’est toujours encore ma foi qui cherche les raisons de ces blocages devant un évangile censé libérer.
Mais François, notre pape, dans ses discours officiels, a une parole qu’il faut filtrer… c’est à vous d’agir, dit-il, et de vous adapter au cas par cas, comme Jésus. Oui ! Comme Jésus l’a fait en faisant passer la miséricorde avant la loi pour l’individu en souffrance.
Nous n’osons pas loger les migrants dans nos sacristies désaffectées. Nous avons trop peur des gargouilles qui grimacent autour de nos cathédrales (c’est une approche purement métaphorique). Jésus a voilé ces gargouilles ou les a chassées du Temple… Peut-être nos communautés sont-elles désactivées ? Eh bien ! A nous de les réactiver ! Il faudrait faire quelque chose, il y a urgence face à la marée des marchés de Noël qui vont s’ouvrir.
Oui ! Tout est réalisable si nous vivons vraiment en une communauté active et désintéressée comme ces groupements associatifs de vie et de travail. Ils sont pour moi le symbole d’un christianisme futur [3], simple, réaliste et sans doute un tantinet protestant et libéré. Ils se laissent en effet guider par l’évangile sans intermédiaires inutiles qui les bloquent.
A nous de voir et de comprendre, comme Zachée qui, dans sa maison, fait devant Jésus des promesses difficiles à tenir. Comme Marie-Madeleine au matin de Pâques, saisie en pleine lumière par le ressuscité et envoyée comme messagère. Tout est là : se laisser saisir, éclairer et envoyer. Bonne route !