Les premières années, ils me laissaient indifférents. Aujourd’hui je les regarde avec curiosité pour tester mon degré d’inculturation. Le fronton de la cabine porte souvent le nom d’une divinité. Si le panthéon de l’hindouisme m’est devenu familier, je le dois à mes déplacements. Muruga, Laksmi, Saraswati …respectivement, le dieu des montagnes, la déesse de la richesse, la déesse de la culture.

C’est qu’avec ces mastodontes, vous prenez une leçon de culture assistée quand votre chauffeur se fait « guru », celui qui chasse l’ignorance. Vous avez bien besoin de lui pour décrypter l’énigme de la ridelle arrière. La culture indienne s’offre à vous en bandes dessinées, à dose homéopathique pour ne pas dire avec modération. Ici un paon, là un coq. Ici une swastika.

Dans l’Etat du Tamil Nadu, vous serez frappés par une figure hilare, placée à l’essieu arrière des camions. Des yeux exorbités, la langue pendante, une mâchoire sur le qui-vive prête à croquer. Les Tamouls l’appellent le dhristi, le « mauvais œil », l’œil qui vous veut du mal. L’Indien a bien conscience de toutes ces forces qui rôdent autour de nous et qui nous prennent pour cible. Le signe a un rôle de talisman pour absorber et cristalliser les forces négatives que pourrait vous lancer un regard malveillant. Les gens sont convaincus que le mauvais sort peut vous atteindre à travers le regard. Pour eux, « il vaut mieux être atteint par une pierre que par un mauvais œil. »

Nous savons bien que nous sommes exposés. Nous l’exprimons bien dans le « Délivre-nous du mal, du Malin, du Mauvais » du « Notre Père ». L’Indien va plus loin, il met en place des protections, des antidotes, qu’il appelle le dhristi parihaaram, du mot sanscrit qui signifie « enlever ». Sur la calandre des camions pendent des citrons et des piments. Sur le fronton des portes d’entrée, vous pouvez découvrir des pastèques, des feuilles de basilic. Pour purifier l’atmosphère d’une maison, les gens brûlent du camphre, et comme il ne laisse pas de trace, c’est bien la preuve que toutes les forces du mal sont consumées et anéanties.
Ces parades ne rejoignent-elles pas nos coutumes ? Dans nos campagnes nous avons bien l’habitude (mais elle se meurt) de mettre une branche de buis ou un rameau de palme derrière le crucifix le dimanche des Rameaux. C’est notre protection, notre parihaaram ! Un paratonnerre spirituel !

Tradition ou superstition ? Ces faits et gestes appartiennent à une culture, à un art de vivre millénaire. Un haussement d’épaules ou de paupières de notre part vient exprimer notre incompréhension et notre ignorance.
Terre d’Afrique, septembre 2008